MéTROLOGIES CITOYENNES ET FABLABS
LabFab étendu

Synthèse Colloque Acfas 6-7 mai 2021:

La métrologie citoyenne face à l’urgence écologique et sanitaire : perspectives socio-numériques, enjeux techno-politiques, design de la participation, rôle des tiers lieux

Les 6 et 7 mai 2021, les laboratoires Dicen-IDF et Lirsa du Conservatoire National des Arts & Métiers, ont organisé un colloque dans le cadre du Congrès de l’Acfas. https://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/88/600/623/c

Réunissant des chercheurs de différentes disciplines ainsi que des responsables de Tiers-Lieux  au Québec (Communautique), en France (Réseau étendu des Labfabs rennais) et en Allemagne (réseau international Sensor-Community), ce colloque visait à interroger les agencements de la métrologie citoyenne, impliquant des dispositifs numériques, notamment des capteurs. 

Cette participation au colloque de l’Acfas est pour le LabFab une belle récompense. Les initiatives locales en matière de fabrication numérique passent par des bricolages qui construisent des interactions qui peuvent façonner au delà des apparences les transformations de nos territoires. Plus encore car ces initiatives portées par le LabFab visent à faire participer les habitants à découvrir un numérique plus responsable: sobriété, éthique, confiance …

L’Acfas est une organisation sans but lucratif canadienne qui s’est donné comme mission de promouvoir l’activité scientifique, de stimuler la recherche et de diffuser le savoir en français. Elle fut fondée en 1923 par un groupe de professeurs de l’Université de Montréal, dont le radiologue Léo Pariseau, et le frère Marie-Victorin, botaniste. L’association représente tous les domaines de recherche, de l’éducation à la biochimie, de la sociologie au génie mécanique. (Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Acfas ).

Le constat : Les initiatives de métrologie dite « citoyenne », à savoir la production de mesures et de données par des collectifs d’habitants,  se sont multipliées dans le monde en s’appuyant de manière extensive sur des dispositifs numériques et sur des dynamiques polycentriques cohabitant, plus ou moins consensuellement, avec les approches soutenues par l’acteur politique et public, les institutions scientifiques ou les organismes de santé. Désignées comme des pratiques de « popular epidemiology », de « citizen science », de « street science », de « monitoring » distribué, ou encore d’« enviro-tracking », ces mesures citoyennes concernent de nombreux thèmes : qualité de l’air et de l’eau, pollens, biodiversité, nuisances sonores, îlots de chaleur, radiations… 

Tout cela s’inscrit dans un mouvement de tissage continu entre des données, des objets, des corps, des milieux, et se déploie sur fond de désir de données liées à des économies politiques disputées. A l’échelle internationale, les Tiers-Lieux et notamment les Fablabs se sont fortement investis sur ces sujets et particulièrement dans le domaine environnemental. 

Plusieurs questions ont été explorées et parmi celles-ci : 

=> Comment s’incarnent, cohabitent, s’hybrident des dispositifs institutionnels de mesure et des processus de métrologie « citoyenne » ?

Sous quelles conditions les configurations participatives déterminent-elles la création de nouvelles connaissances collectives et de nouveaux apprentissages et ce faisant, de nouveaux rapports éco-politiques ? 

Ces approches peuvent-elles devenir des actants de nouvelles intelligences collectives ?  

Comment penser la reconfiguration des agencements métrologiques à partir des actions initiées par des Tiers-Lieux et renforcer encore la légitimité des mesures et de l’implication des habitants ? Quels positionnements et développements du champ des possibles pour les Labfabs ? 

Des différenciations, mais surtout des enjeux et convergences entre les actions : 

@Maryse Carmes : Plusieurs dimensions – interdépendantes – descriptives et comparatives des initiatives portées:

– Configuration socio-politique et territoriale : initiative de l’action, gouvernance, rapports de force ou de coopération, processus de concernement… 

– Configuration socio-cognitive et communicationnelle : littératies impliquées, processus d’apprentissage, interactions entre participants, réflexivité collective …. 

– Configuration comportementale et contributive : design de la participation, conception des ateliers

– Configuration épistémique et technique : métrologie (type de capteur, protocole, instruments, normes, législation), sciences environnementales (cf convergence ou conflictualité des mesures), création de connaissances ultra-localisées, savoirs experts et savoirs ordinaires …

– Configuration sémiotique et sensorielle (médiations, représentations, interfaces, cartographie, open data, plateformes, art numérique…)

La sémiotique est l’étude des signes, des systèmes de signes et de leur signification.

@pjg AKA Pierre-Jean Guéno, a d’abord présenté l’initiative Sensor.Community. Au commencement projet local – avec le nom Luftdaten – à Stuttgart, elle est devenue, depuis janvier 2020, une plateforme globale de collecte des données environnementales. L’objectif est de fournir non seulement des instructions pour le montage de différents capteurs citoyens, mais aussi une infrastructure complète de communication pour les communautés locales reprenant les capteurs Sensor.Community et de visualisation pour tous les participants. À ceci s’ajoute une profonde volonté de promotion de l’autonomisation numérique.

Le projet Sensor.Community s’est développé à partir de 2014 dans le cadre de l’opération « Code For » de l’Open Knowledge Fondation (OKF) Germany. Il visait à monter dans plusieurs grandes villes allemandes des « OK labs » pour promouvoir les données libres, les logiciels open source et la transparence de la vie politique en rassemblant localement activistes, développeurs, communicants et hackers. Stuttgart étant connue comme la ville la plus polluée aux particules fines d’Allemagne, les premiers membres du OK Lab Stuttgart ont naturellement pensé à prototyper un détecteur de particules fines à bas cout. En effet, très peu de données officielles étaient disponibles. En 2016 un financement participatif a permis l’installation de 300 capteurs dans l’agglomération de Stuttgart et des rencontres publiques ont commencé à être organisées deux fois par mois : une réunion d’information à la bibliothèque municipale et un atelier de montage au Shackspace, un tiers lieu. En outre, les membres du OK Lab Stuttgart ont énormément promu leur action lors de Hackathons ou de rendez-vous de Hackers comme le fameux Chaos Computer Club.

Soutenue par la presse locale et visible dans la presse nationale voire international, l’initiative a commencé à s’internationaliser avec des premières reprises en Belgique, Bulgarie, Suède et France vers 2017. 2019 a été marquée par une volonté d’optimisation des infrastructures et d’automatisation pour les utilisateurs finaux. Avec près de 6000 capteurs à l’époque, l’équipe de Sensor.Community ne pouvait déjà plus répondre à toutes les sollicitations. Par conséquent, des solutions plus ergonomiques de configuration et d’enregistrement du capteur ont été développées. Ceci a encore accéléré la croissance de l’initiative qui compte désormais presque 15 000 détecteurs dans 75 pays et 54 communautés locales.

Aujourd’hui traduit en 24 langues, le projet est confronté à plusieurs défis de taille. Le premier est de susciter la communication transversale entre les communautés locales et, de fait, une certaine décentralisation pour la mise en œuvre de nouvelles opérations. L’objectif serait la constitution, dans chaque pays, de « hubs ». C’est à dire des foyers de diffusion autonomes et des centres de référence qui produiraient, par exemple, de la documentation pédagogique pour des établissements scolaires participant à une campagne intitulée Sensor2Schools – « des capteurs à l’école ». 

La reconnaissance institutionnelle est un autre défi à relever. Pour l’instant, seul le Ministère de environnement des Pays-Bas reprend sur ses cartes officielles les données produites par Sensor.Community. https://samenmeten.rivm.nl/dataportaal/. Ces données sont exploitées dans le cadre des recherches du groupe CT6 du Forum for Air quality Modeling du Joint Research Center de la Commission européenne pour la modélisation de correction des valeurs relatives à la qualité de l’air. En France, seule la structure officielle Atmo Nouvelle Aquitaine a pris en compte Sensor.Community en réalisant en 2020 une étude exploratoire de la fialbilité du capteur proposé. https://www.atmo-nouvelleaquitaine.org/publications/mesure-des-particules-fines-pm10-et-pm25-par-micro-capteurs-etude-exploratoire-2020

Outre une confirmation de l’intérêt du projet, la reconnaissance par les organismes officiels permettrait une meilleure dissémination et une meilleure réutilisation des 12 milliards de points données déjà disponibles. Cette immense base de données – bien plus importante que celles de nombreux opérateurs privés de la qualité de l’air – a un intérêt certain pour toutes les recherches utilisant les techniques de Deep Learning. Différents projets sont en cours dont celui de Rohit Chakraborty, doctorant à l’Université de Sheffield. Un chapitre de sa thèse sera consacré à Sensor.Community. 

Le dernier défi que Sensor.Community doit relever est celui de son positionnement par rapport à tous les prestataires privées dans le domaine de la qualité de l’air. Ceux-ci proposent régulièrement aux collectivités locales des services onéreux n’apportant aucune valeur ajoutée par rapport à Sensor.Community. 

Y aurait-il, de la part des élus, une volonté de contrôle des données produites pour éviter toute polémique ? Afin de promouvoir efficacement la transparence et pouvoir rivaliser avec ces entreprises Sensor.Community devra peut-être changer son statut. En effet, jusqu’à présent, l’initiative n’est même pas constituée en association. Il s’agit seulement d’un groupe de quelques hackers, communicants et ingénieurs en retraite motivés qui souhaitent s’adresser à des personnes plutôt qu’à des clients.

@Romain et @Norbert sont intervenus pour représenter le réseau LabFab (coopération entre plusieurs FabLabs principalement sur Rennes Métropole), et les ateliers d’assemblage de capteurs environnementaux.

Faire son capteur …et ensuite ? – LabFab 

Cette démarche s’est concrètement mise en oeuvre au printemps 2018 , suite à une réflexion sur des « Ambassad’Air » avec le Service Santé Environnement de la Ville de Rennes et la Maison de la Consommation et de l’Environnement déjà lancée depuis 2016, et surtout grâce à l’identification d’un capteur simple à assembler (LuftDaten puis Sensor Community).

Les premiers ateliers n’avaient pas vocations à perdurer. Pour plusieurs raisons, le LabFab a été incité à les reconduire:

    – Retour très positifs des participants et animateurs des ateliers,

    – Améliorations continues sur le déroulé des ateliers, et surtout la pédagogie,

    – Nombreuses sollicitations de territoires pour organiser un atelier « Capteurs »,

    – Mise en avant du LabFab et plus généralement des FabLabs et de la Fabrication numérique pour tous,

    – Qualité des mesures remontées par les capteurs (malgré leur bas coût et leurs installations volontairement bricolées) et donc grâce à l’installation et au suivi sur la durée effectués par les participants.

    Ce dernier point est peut-être le plus important car il démontre la communauté qui s’est constituée en faisant des ateliers, et le flux de données que cette communauté produit aujourd’hui. On a réussi à aboutir progressivement à la co-production d’un commun. La carte en Région Bretagne où plus d’une vingtaine d’ateliers a été effectué, est très explicite:    https://maps.sensor.community/#6/47.001/-2.087 

La carte n’est pas le territoire mais elle montre les réalisations individuelles et collectives. Ces traces numériques forment une identité. 

Télécharger la fiche pédagogique servant de support aux participants durant les ateliers: ici

Depuis quelques mois, le LabFab attribue des badges numériques de compétence aux participants (ceux-ci s’appuient sur une plate forme https://badges.bzh/organismes/ opérée par l’association BUG également co-fondatrice du LabFab). L’idée est d’aller plus loin dans la mise en capacité des citoyens et donc du territoire. D’autres ateliers , avec un véritable programme pédagogique, seront à poursuivre. En ce sens, la réutilisation des données avec par exemple un afficheur simple LowTech est un atelier qui a pu être testé et il confirme le potentiel à cultiver. Des prolongements se conçoivent aussi par la réutilisation des données pour construire des objets connectés en interaction avec leur environnement (Mobilier urbain connecté par exemple avec le projet Cassiopé). Là encore des projets sont en cours et des acteurs plus reconnus (« Upperground ») y voient un intérêt (Enedis, Lacroix, Kéolis, …). Une animation est nécessaire et s’effectue par exemple durant les ReMIx (DataMIx, MetroMix, …) ou les événements ouverts à un large public comme Fabrique! (au centre de Rennes). 

Maintenant se pose la question de l’échelle , de la prise en compte de ces actions par les décideurs des territoires , et peut-être d’envisager d’autres modèles de consommation du numérique beaucoup plus responsable (Sobriété, éthique, …).  

Les EduLabs et notamment avec l’ouverture d’un nouvel espace à Rennes (EduLab Pasteur) vont chercher des pistes en ce sens sur l’éducation avec le numérique en positionnant l’apprenant comme Makers de ses compétences. 

À Montréal, Communautique est un autre exemple de Fablab et se positionne comme un acteur institutionnel incontournable de la formation aux nouvelles technologies des communautés et citoyens potentiellement exclus. Le LabFab de Rennes, avec notamment l’association BUG, est en relation avec Communautique depuis une dizaine d’années. Ces 2 acteurs ont en point commun de cultiver des projets sur leur territoire avec des communautés locales

Cet été est prévu le prochain sommet FabCity à Montreal, et nous y retrouverons Communautique, BUG et le LabFab: https://fab16.org/fr/

Le déploiement très récent du projet Canari (qui s’appuie donc sur une configuration sémiotique spécifique et historique) insiste sur le parcours « sensoriel » des participants. 

L’objet Canari (ici, une boîte en bois en forme de Canari fabriqué au sein de Communautique) emprunte à l’image du « canari sentinelle » : « Au 19e siècle, alors que l’exploitation des mines de charbon battait son plein, il était fréquent de retrouver, au fond des mines, un canari. Très sensible aux émanations de gaz toxiques, impossibles à détecter pour les hommes ne bénéficiant pas des équipements modernes, le petit oiseau jaune servait d’outil de référence. Ainsi, lorsqu’il mourait ou s’évanouissait, les mineurs se dépêchaient de sortir de la mine afin d’éviter une explosion ou une intoxication imminente. » https://wikifactory.com/+echofab/projet-canari

Communautique pilote des projets ambitieux d’innovation sociale, économique et technologique. Ce hub d’innovation organise la 16e rencontre internationale des Fab Labs, le FAB16, et le Fab City Summit Montréal du 9 au 15 août 2021 ! https://www.communautique.quebec/

En référence à ces trois initiatives, des focus clefs ont été présentés par des enseignants-chercheurs. Anne Berthinier-Poncet et Madina Rival se sont intéressées au rôle des Fablabs et de la participation citoyenne dans la fabrique de l’innovation publique territoriale. Elles ont notamment souligné le rôle clé joué par les Fablabs comme espace d’intermédiation, un « middleground », permettant la rencontre entre les citoyens (« underground ») et les acteurs publics ou privés (« upperground »). Ce rôle d’intercesseurs du territoire et des connaissances va  au-delà de la seule fonction de « fabrication » à laquelle on réduit souvent les Fablabs. Il  permet notamment de créer des « communs » de l’innovation au niveau local grâce aux nombreux arrangements institutionnels et à la communauté d’acteurs et d’entités, formels et informels, qu’ils génèrent. Béatrice Arruabarrena, quant à elle, a abordé la question du « Design participatif, insistant sur les étapes des processus d’apprentissage en ateliers et la création « d’une littératie éco-citoyenne associée à des technologies, celle-ci pouvant s’entendre comme la réunion de connaissances sur les problématiques environnementales (ex. : impacts, sources de dérèglement, normes internationales) et de compétences métrologiques (ex. fiabilisation des instruments de mesure, calibrage, à l’étalonnage, au respect d’un protocole d’usage du capteur),pratiques (ex. : manipuler des interfaces, monter un capteur), cognitives (ex. : créer, modifier, classer, filtrer), et réflexives (ex. : contextualiser, interpréter, débattre).

Liste des participants

Chercheurs par ordre d’intervention :  Marie-Ange Cotteret (CNAM Paris -Laboratoire DICEN IDF), Marc Himbert (Scientific Director, Joint Laboratory of Metrology, LNE – CNAM), Maryse Carmes (Dicen-IDF),

Sophie Pene (Université de Paris, Campus  Paris Descartes  Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI Paris – Laboratoire DICEN – IDF), Armen Khatchatourov (Université Gustave Eiffel, Maître de conférences, Laboratoire DICEN – IDF), Pierre-Antoine Chardel (Institut Mines-Télécom Business School (IMT-BS), Laboratoire d’Anthropologie Critique Interdisciplinaire (LACI) EHESS), Samuel Szoniecky (Université Paris 8, Laboratoire Paragraphe) , Claudia Parize (HEC Montréal), Jean-Max Noyer (Professeur Emérite, Université Toulon et Laboratoire Paragraphe)

Anne Berthinier-Poncet (Lirsa), Madina Rival (Lirsa) Béa Arruabarenna (Dicen-IDF),

Intervenants Tiers-Lieux : Pierre-Jean Guéno(Sensor.Community), Norbert Friant et Romain Chefdor (Réseau LabFab et Rennes Métropole),Annie FERLATTE (Communautique), Raquel PEÑALOSA (présidente de Communautique)

Chercheurs responsables du colloque :  Maryse Carmes (Dicen-IDF), Béa Arruabarenna (Dicen-IDF),  Anne Berthinier-Poncet (Lirsa), Claudya Parise (HEC Montréal)